Modiano Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier

Patrick Modiano, Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier Gallimard

Un carnet d’adresse perdu, un coup de téléphone d’un inconnu, la photo d’un enfant, Guy Torstel, un nom énigmatique …et voilà chamboulée la tranquillité de Jean Daragane , un écrivain qui voulait se détourner de son passé,  pour se consacrer à la lecture de Buffon, dont la limpidité du style lui apportait beaucoup de réconfort .
Lui , qui aime les promenades solitaires dans Paris, pourquoi n’a-t-il pas écrit de « romans où les personnages auraient été des animaux, et même des arbres et des fleurs » ?
Un rendez-vous avec Chantal de Grippay, l’amie de Gilles Ottolini qui vient de faire intrusion dans sa vie, pour le questionner sur une affaire, des gens qu’il a pu connaître, le mystérieux Torstel notamment, un personnage de son roman Le Noir de l’été, dont il pensait avoir choisi le nom au hasard, et c’est tout un pan de son passé qui resurgit à la vue d’une « robe de satin noir aux deux hirondelles jaunes » .
Chantal, à l’insu de Gilles Ottolini, lui remet la photocopie du dossier qui pourrait le compromettre : la conversation est de plus en étrange, des sonorités redevenues familières, le Tremblay, le square du Graisivaudan, Saint Leu La Forêt, une photo d’enfant que lui tend Chantal :  quelle mystérieuse coïncidence , n’a-t-il pas connu autrefois une femme, souvent vêtue d’une robe de satin noir. Et cette photo ?
Presque rien, et le lecteur entre par effraction dans la vie de Jean Daragane et dans l’univers de Modiano : des rues, des cafés, des chambres … le décor renvoie à d’autres romans, à un Paris déjà vu, dans une vie antérieure pour Jean Daragane, avec certes des noms, des prénoms différents , mais pourquoi ces changements d’identité ? pourquoi cette photo ? …Et cet enfant, qui peut-il être ?
C’est le début d’une quête romanesque ( lancinante) : Jean Daragane  va se trouver, malgré lui, entraîné dans une recherche de ce que sa mémoire avait habilement enfoui,  d’indices de plus en plus nombreux pour découvrir qui était cette jeune femme en fuite, a-telle été contrainte d’abandonner l’ enfant dont il ne cesse de scruter la photo ? A la manière de Proust tout un univers reprend forme :  Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, ce petit bout de papier, ne serait-ce pas l’ultime pièce du puzzle qu’il essaie de reconstituer ?
On retrouve dans ce roman la petite musique de Modiano : mais ici de petites touches d’une écriture de plus en plus épurée, faite de sons mélancoliques, d’images évanescentes, de phrases elliptiques, de noms aux sonorités syncopées pour évoquer ces souvenirs rongés par l’oubli. Le ton se fait plus grave,  l’atmosphère trouble du thriller fait place à l’angoisse existentielle et l’écran blanc de la mémoire au rideau noir de l’oubli.
Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier , un des plus beaux romans de Patrick Modiano paru, bizarre coïncidence, alors que L’Académie suédoise lui décernait, le 9 octobre 2014, Le Prix Nobel de Littérature « pour son art de la mémoire avec lequel il a évoqué les destinées humaines les plus insaisissables et dévoilé le monde de l’Occupation ».S.D.